Méditer la beauté pour se montrer attentif à la beauté dès qu’elle s’offre à notre perception l’art comme dans la vie ordinaire.
LA BEAUTE
Méditer pour prêter attention à la beauté.
Cette méditation a maintes sources d’inspirations mais juste hier ma maman m’a recommandé joli film intitulé « Le goût des merveilles » et ça m’a beau encouragée d’autant que ma fille benjamine aussi m’avait encouragée « t’as bien raison maman, on en parlait justement avec mes copines ». Ses copines du CM2 avec laquelle elle débattait pour savoir qui au fond décide de ce qui est beau.
La beauté, nous en avons tous l’intuition, nous en avons tous le besoin, nous aimons la partager mais ce n’est pas toujours simple et facile comme l’illustrait magnifiquement le film d’Agnès JAOUI intitulé « Le goût des autres » avec Jean-Pierre BACRI.
Prenons quelques instants, juste ici, juste maintenant, pour accorder du temps et de l’espace à la beauté. Nous pouvons revenir au sens philosophique de la beauté afin de l’enraciner culturellement dans notre pratique dans notre motivation. Puis nous méditerons proprement parlé pour mieux expérimenter le lien entre beauté et méditation.
Nous avons tous en mémoire quelques citations philosophiques relatives à la beauté mémorisées pendant les cours de terminale quelque part entre Oscar Wide dans Le déclin du mensonge : « la beauté est dans les yeux de celui qui regarde » et Emmanuel KANT « la beauté c’est ce qui plaît universellement en droit et de manière désintéressée » mais surtout nous nous rappelons de STENDHAL dans ses récits de voyage en Italie qui écrivit « la beauté n’est jamais ce me semble qu’une promesse de bonheur ». C’est à ce titre aussi, en tant que promesse de bonheur que nous choisissons la beauté comme thème de méditation. La beauté mérite notre attention car elle est source de plaisir esthétique et nous rend donc la vie plus supportable, plus agréable et peut-être plus belle .
En grec KALLOS, la beauté, désigne tout ce qui est harmonieux et qui selon Platon est avantageux pour celui qui l’accompli comme celui qui le reçoit. Aussi nous proposons de méditer pour développer nos capacités d’attention et pour mieux expérimenter la beauté. En effet, la beauté permet de nous reconnecter à nos sensations, à nos perceptions. Or la méditation est un entrainement à étendre notre conscience à l’instinct et à tous les aspects de notre vie pour pouvoir focaliser notre attention trop souvent dérobée ou distraite. Ainsi l’attention portée à la beauté permet tout spécialement de densifier l’existence comme le disait Christophe ANDRE.
L’attention permet de retrouver aussi une certaine liberté et une certaine autonomie pour se rendre simplement présent à la beauté quand elle se manifeste dans notre vie sans rien changer à la marche du monde ni être dans le déni par rapport à la misère, à la solitude ni à la violence qui y règnent mais par moment, dès qu’on en a l’occasion nous pouvons choisir de « regarder notre monde intensément ». Cette proposition de la chorégraphe Carolyn CARLSON évoque une profonde sagesse : la sagesse qui consiste à se montrer attentif à la beauté ordinaire en particulier. La méditation est en effet une pratique sensorielle avant tout et nous pouvons être particulièrement aidés dans notre pratique méditative par la beauté comme objet de pleine conscience. Ce n’est pas seulement une petite technique psychologique il s’agit d’un véritable choix existentiel : méditer, c’est décider de lâcher les « comment ? » et les « pourquoi ? » pour rester dans la perception, dans l’intuition et le ressenti de la beauté. Ce choix induit un changement de vie.
Le philosophe Ludwig WITTGENSTEIN consacre son œuvre à décrire, je cite, « l’expérience qui consiste à s’émerveiller de l’existence du monde en disant c’est l’expérience du monde comme un miracle » . C’est à ce voyage que Mathieu RICARD dans ses livres de photographies intitulé eux aussi « Emerveillement ». Méditer sur le thème de la beauté, c’est décider de ne plus passer dans l’indifférence à côté des fleurs, des jolies lumières ou d’un simple arc-en-ciel. C’est se montrer vigilant pour apprécier, ressentir, célébrer, profiter pleinement de la beauté dès qu’à un instant elle s’offre à notre perception. Ecoutons pour finir Edgar MORIN tirer Les leçons d’un siècle de vie ; il évoque l’état poétique et le bonheur. Toutes ses périodes de bonheur comportaient une dimension poétique. « J’ai découvert écrit-il le mot qui pour moi porte une des grandes vérités de ma vie « poésie » non pas seulement poésie des poèmes mais comme l’a annoncé le surréalisme poésie de la vie. L’état poétique donne le sentiment de bonheur, le bonheur a en lui-même les qualités poétiques » et « pour moi, poursuit-il, l’état poétique est sous-jacent à tout bonheur, il est au cœur de tous les bonheurs fugitifs ou durables. Ce que j’appelle l’état poétique, c’est cet état d’émotion devant ce qui nous semble beau ou/et aimable, non seulement dans l’art, mais également, dans le monde et dans les expériences de nos vies, dans nos rencontres. L’émotion poétique nous ouvre, nous dilate, nous enchante c’est un état second de transe qui peut être très douce, dans un échange de sourires, la contemplation d’un visage ou d’un paysage, très vive dans le rire par exemple, dans les moments de bonheur, très intense dans la fête, la communion collective, la danse, la musique et particulièrement ardente enivrante, exaltante dans l’état amoureux partagé. L’état poétique commence avec les sourires des bébés, les rires, les jeux des enfants, il est en tout cas très inégalement présent selon les caractères ou les tempéraments. Les malheurs, les efforts pour survivre, le travail pénible et sans intérêt, l’obsession du gain, la froideur du calcul et la rationalité abstraite, tout cela contribue à la domination de la prose avec tout ce que ce terme comporte de banalités et d’inintérêt, d’ennui de la vie quotidienne. Mais même, alors, quelques échappées poétiques surviennent dans la plupart des vies. Je ne confonds pas prose et malheur, dans la prose il y a absence de joie, dans le malheur, il y présence de la souffrance. Ceux qui subissent le malheur, les emprisonnés, les exclus, les misérables sont également condamnés à la prose même s’ils connaissent parfois des instants fugitifs de poésie. Enfant, j’ai connu des moments de poésie dans les étreintes de ma mère, dans les jeux puis dans mes premières lectures. La poésie commence avec la vie : elle éclot dès qu’apparaît ce que nous nommons « joie de vivre », celle qui fait sourire ou rire le bébé, gambader les chiens, s’attirer les chats : tout ce que nous faisons nous-mêmes avec joie dans l’enfance, l’adolescence et même l’âge adulte […] La poésie commence avec la vie, elle éclot dès qu’apparaît ce que nous nommons « joie de vivre ».
Méditer pour s’imprégner du terme de la beauté, pour prêter attention à la beauté, pour se montrer vigilant quand elle jaillit au cœur de la vie quotidienne, apprécier la beauté ordinaire, rester dans la capacité d’émerveillement.
https://music.youtube.com/watch?v=l0oe7TyOpJw&si=SVJk5T7fSaWohIvd&feature=xapp_share
Beauté
Dossiers : 9 min. Date de Parution : 01/2021 Par : Mélanie Semaine
La beauté n’est pas un sujet de préoccupation aussi futile qu’il y paraît. Les philosophes s’y sont intéressés.
« La beauté est dans les yeux de celui qui regarde. » Tirée du Déclin du mensonge, cette affirmation d’Oscar Wilde est plutôt encourageante. Car alors les objets usés, les moments embarrassés et les gueules cassées ont eux aussi une chance d’être beaux aux yeux de quelqu’un. Mais si tout peut être qualifié de beau… le terme a-t-il encore de la valeur ? Lorsqu’on souligne la beauté d’un objet ou d’un moment, on loue implicitement sa rareté. On a besoin que les belles choses se détachent sur un fond de banalité voire de laideur qui leur donne leur éclat. Mais existe-t-il des critères objectifs pour départager ainsi le beau du laid ?
Il semble plutôt que, comme l’affirme le dicton populaire, « tous les goûts sont dans la nature ». Certains trouvent sublimes les paysages de littoral et ne jurent que par le design contemporain et les couleurs sobres, d’autres leur préfèrent la montagne, le style rustique et les couleurs vives. Et il n’y a semble-t-il aucune raison pour que les goûts des uns aient plus de valeur que ceux des autres. Et pourtant, si tel est le cas, il devient difficile de définir la beauté. Éparpillée dans une infinité de points de vue n’ayant rien de commun entre eux, elle serait impossible à formaliser en critères précis et règles claires. Elle serait un je-ne-sais-quoi aux contours flous, mais sur laquelle nous avons pourtant des jugements bien arrêtés ! Alors, la beauté est-elle vraiment dans les yeux de celui qui regarde ? N’existe-t-il pas des critères objectifs rendant certaines choses belles en elles-mêmes, quelle que soit l’impression qu’elles nous font ?
La beauté : un sentiment indéfinissable ?
Une chose est ou bien subjective – c’est-à-dire qu’elle réside dans le point de vue d’un sujet, d’une personne – ou bien objective. Au sens strict, ce qui est objectif est ce qui est concrètement dans un objet, indépendamment de tout regard porté sur lui. Mais, par extension, on peut également dire du regard de l’arbitre, du juge ou de l’expert qu’il est objectif, au sens où il s’exerce indépendamment de toute préférence personnelle et ne juge que les choses elles-mêmes. Alors, la beauté est-elle subjective ou objective ? Est-elle vraiment dans notre regard ou dans les objets eux-mêmes ?
Pour répondre, on peut commencer par un test simple : ce qui est objectif existe à l’extérieur de notre esprit, dans le monde physique, et peut être touché ou au moins désigné. Par exemple, les cheveux d’une personne existent objectivement, indépendamment du jugement que l’on porte sur eux. Et on peut effectivement les pointer du doigt et les toucher. Mais si l’on parle cette fois-ci de la beauté du même visage, que désigner si ce n’est le visage en entier ? De même, si l’on déclare qu’un tableau est beau, on ne peut rien montrer de particulier qui le rende beau et on est forcé de désigner tout le tableau. Avec ce petit test naïf, on comprend une chose : la beauté semble ne siéger nulle part en particulier dans l’espace. Elle n’est donc pas objective au sens où elle serait dans les objets eux-mêmes. Si elle n’est pas objective, elle est alors subjective. La beauté serait l’impression subjective qu’on a parfois devant un objet, un paysage, un moment ou une personne.
©Léa Taillefert
Mais comment définir cette impression ? Au XVIIIe siècle, on pense généralement que cela n’est pas possible. À cette époque, la sensibilité, c’est-à-dire la manière propre à chacun d’être affecté par les choses, règne en maître, en philosophie comme en littérature. David Hume, philosophe des Lumières écossaises, présente ainsi dans son ouvrage La règle du goût une thèse proche de la phrase de Wilde : « La beauté n’est pas une qualité qui se trouve dans les choses elles-mêmes : elle existe dans l’esprit qui les contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. » L’origine de
« La beauté existe dans l’esprit qui contemple et chaque esprit perçoit une beauté différente. »
ce phénomène serait le sentiment (feeling). Ce que Hume appelle ainsi tient à la fois de la sensation et de l’émotion, choses éminemment subjectives, mais qui, pour lui, ne sont pas arbitraires pour autant. Tout sentiment de beauté est légitime et aucun ne peut être rationalisé (expliqué par des démonstrations et des règles) ou raisonné (modifié par un discours convaincant). Cette définition de la beauté prend ainsi place dans un débat plus large : l’affrontement entre sentiment et raison. Penser que la beauté est dans le regard, c’est dire qu’elle repose sur un sentiment propre à chacun qu’on ne peut ni contester ni généraliser. À l’inverse, penser que la beauté repose sur des caractéristiques objectives, c’est dire qu’elle est connaissable et qu’on peut l’appréhender par la raison. En France, c’est plutôt sur la musique que ce débat se cristallise, dans une controverse au nom qui prête à sourire : la « querelle des Bouffons » (1752-1754). L’écrivain et philosophe Jean-Jacques Rousseau, au diapason avec Hume, pense que la beauté des mélodies ne se fonde que sur un sentiment de plaisir propre à chacun. Le compositeur Jean-Philippe Rameau, lui, défend au contraire l’idée d’une harmonie objective, atteinte par le respect de critères et de méthodes fixes. Alors, la beauté a-t-elle des règles objectives ou est-elle une pure émotion propre à chacun ?
Les jugements objectifs sur la beauté
Faire de la beauté une pure émotion ou sensation, aussi indéfinissable qu’incontestable, ne revient-il pas à la confondre avec ce qui est agréable ? C’est le soupçon du philosophe Emmanuel Kant, qui enjoint dans la Critique de la faculté de juger à bien distinguer la beauté de l’agrément. Il existe entre ces notions deux différences nettes. D’abord, notre rapport aux choses agréables n’est jamais neutre : on en retire un intérêt. La nourriture comble un besoin vital, un canapé nous apporte du confort, un film d’action nous divertit, etc. Alors que notre rapport aux choses belles est désintéressé : la beauté de la lune et des étoiles nous procure bien un plaisir, mais nous n’en tirons pas de bénéfice concret. La seconde différence intéresse encore davantage Kant car elle porte sur l’usage que l’on fait des deux sentiments. Avec le sentiment d’agrément, pure sensation injustifiable, la discussion s’arrête net. Comme le dit l’adage, « des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Tandis qu’avec le sentiment esthétique, elle est sans fin. Si l’on est saisi par la beauté d’une chose et que notre voisin ne la reconnaît pas, on ne pourra s’empêcher d’être choqué. Et l’on voudra alors discuter jusqu’à lui faire reconnaître ce qui nous semble être une erreur voire une injustice. La beauté est donc subjective, au sens où elle est perçue par nous, qui sommes des sujets, mais pour autant elle n’est pas singulière (propre à chacun). Par les débats qu’elle engendre, nous recherchons au contraire un accord universel. Et même si, dans les faits, nous sommes rarement d’accord sur ce qui est beau, nous avons l’impression que nous devrions l’être. En rassemblant ces critères, Kant parvient à définir la beauté comme « ce qui plaît universellement en droit et de manière désintéressée ». Autrement dit, la beauté est ce qui nous paraît digne de plaire à tout le monde.
©Léa Taillefert
Pour dire qu’une chose est belle, il faut donc se départir de ses préférences, ne pas regarder ce qui nous intéresse ou ce que nous aimons, mais uniquement ce qui mérite de remporter l’adhésion de tous. Par exemple, on peut dire que la mer est belle, non parce qu’on y passe de bonnes journées ou qu’à titre personnel on apprécie de se relaxer en la regardant, mais parce qu’on peut estimer que son immensité, son camaïeu de couleurs ou encore la délicatesse de sa ligne d’horizon sont dignes de plaire à tout être humain. Selon ce raisonnement, il n’y a aucune contradiction à dire d’un film : « Il était beau ; mais je n’ai pas aimé. » Cette phrase signifie que la qualité du film le rend digne de plaire, mais que nos goûts ne nous l’ont pas rendu agréable. En suivant Kant, on peut donc dire que la beauté est bien dans notre regard, mais que ce regard doit être neutre, et en ce sens objectif.
En théorie, cette idée a de quoi clore tous les débats : la beauté est bien subjective, mais cela n’empêche pas de la définir et de la distinguer du laid puisqu’elle repose sur un juge- ment universel. Mais est-ce pertinent dans la pratique ? Dans les faits, nous ne tombons jamais universellement d’accord sur ce qui est beau. Les critiques professionnels jugeant de la qualité esthétique d’une œuvre d’art peinent eux-mêmes à s’accorder. Pourtant, ils s’efforcent bien de mettre de côté leurs goûts personnels. Cette résolution est d’ailleurs bien difficile à tenir. Si un juge peut s’approcher de l’objectivité en adoptant un regard neutre sur une affaire judiciaire, c’est parce qu’il bénéficie de lois à appliquer. Mais il n’existe pas de telles lois pour légiférer sur la beauté. Ce qui est jugé digne de plaire change selon les lieux, les époques et les modes. Alors comment faire pour tomber d’accord ? Et sommes-nous encore susceptibles de ressentir une émotion esthétique si nous mettons de côté tout ce que notre histoire personnelle nous a conduits à aimer ? Plus nous essayons de juger objectivement de la beauté, plus il semble que, telles des machines, nous nous rendions inaptes à l’émotion esthétique.
La beauté est bien subjective, mais cela n’empêche pas de la définir et de la distinguer du laid.
Alors faut-il vraiment faire abstraction de ses propres goûts et désirs pour voir la beauté des choses ? Pour le sociologue Pierre Bourdieu, cette exigence kantienne d’un jugement pur et désintéressé serait en réalité socialement construite, tout comme les réactions qu’elle suscite chez nous. Dans son ouvrage La Distinction, il montre que le milieu social auquel on appartient et l’éducation qu’on y reçoit ont deux conséquences majeures sur notre rapport à la beauté.
Une question d’habitus
D’une part, le milieu influence nos goûts en matière d’agrément. Pour le dire vite, on ne se divertit pas de la même manière selon qu’on appartient à un milieu populaire, à une classe moyenne ou à un milieu bourgeois. Et ce n’est pas une question d’argent. Car même à moyens financiers égaux, on ne choisit pas les mêmes vêtements, meubles, lieux de résidence ou loisirs. Cela explique que les grands gagnants du Loto choisissent souvent de suivre des formations sur l’œnologie ou l’opéra : leur seul gain ne leur offre pas un accès immédiat à un autre milieu. Il leur faut d’abord changer ce que Bourdieu nomme leurs habitus, c’est-à-dire l’ensemble des goûts et des pratiques adaptés à un milieu social.
© Léa Taillefer
D’autre part, notre milieu nous rend plus ou moins aptes à distinguer ces goûts de la beauté et à avoir un rapport désintéressé à celle-ci. Pour Bourdieu, seules les classes dominantes suivraient le conseil kantien. Ou l’inverse : Kant aurait peut-être simplement suivi les normes aristocratiques de son temps. Au sein de ces classes dominantes, on apprendrait dès le plus jeune âge à savoir faire abstraction de ses goûts personnels sur commande, pour pouvoir se mettre en posture de pure contemplation devant les œuvres culturelles, et par extension devant tout ce qui est susceptible d’être beau. Avec une telle éducation, il devient aisé d’apprécier la beauté de choses qui ne nous font pourtant même pas plaisir. Dans d’autres milieux, en revanche, les enfants n’apprendraient pas à distinguer ce qu’ils aiment et leur est agréable de ce qui est digne de plaire à tous, abstraction faite des goûts de chacun. La beauté se réduirait pour eux à l’agrément. Ils ne chercheraient pas la contemplation désintéressée prônée par Kant, mais le divertissement. Pour le sociologue, cela explique qu’on valorise plutôt dans ces milieux ce qui est ludique et accessible. Ce qui ne l’est pas semblera austère, prétentieux, froid. Tandis que, pour ceux que Bourdieu s’amuse à appeler les partisans du « goût pur », cette froideur n’est que la distance nécessaire pour apprécier la beauté d’un moment, d’un paysage ou d’une œuvre d’art. Kant n’aurait donc pas défini la beauté, mais la beauté selon les classes dominantes.
La beauté et la politique sont deux notions qu’on n’associerait pas spontanément.
Si, pour Bourdieu, il n’y a pas de raison de perpétuer cette conception de la beauté, on peut toutefois en proposer une. Distinguer la beauté de l’agrément et rechercher ce qui nous paraît universellement digne d’être admis a en effet une vertu : cela peut servir à mieux former l’esprit à la réflexion sociale et politique, dans laquelle on doit précisément faire abstraction de ses préférences et intérêts de classe afin de trouver des règles dignes de devenir universelles. C’est le sens de la thèse qu’Hannah Arendt défend dans son ouvrage Juger : elle y affirme que le jugement esthétique chez Kant serait un excellent modèle pour la réflexion sociale et politique. La beauté et la politique sont deux notions qu’on n’associerait pas spontanément. Et pourtant, elles ont en commun l’absence de science par- faite et de recettes toutes faites. Pour Arendt, c’est d’ailleurs un atout : cela nous permet de considérer les œuvres ou les situations dans leur singularité et d’imaginer de nouvelles règles à partir d’elles. Et si l’on suit la définition kantienne de la beauté, son appréhension a également en commun avec la réflexion poli- tique le devoir de se détacher de ses propres goûts, intérêts et évidences. Cette capacité à réfléchir à partir de ce que Kant nomme un « sens commun », en se mettant à la place de tout autre individu et en recherchant le consensus, est effectivement essentielle à tout projet collectif.
Ainsi, la beauté n’est pas un sujet de préoccupation si futile qu’il y paraît. Si elle provoque de l’émotion, on peut également formuler à son égard des jugements neutres et en débattre. Et comme elle ne se laisse enfermer dans aucune règle définitive, ces débats sont inépuisables et nous aident à mieux penser en commun.