
Méditer pour se sentir partout et tout le temps à sa place. Respirer là où l’on est, s’apprêter à céder la place, à n’être qu’un passant. Ressentir le coeur battant de l’instant pour trouver sa véritable place juste ici et juste maintenant.
Je rencontre souvent la question de la place. Au lycée, je préfère attribuer à chaque élève une place selon une plan alphabétique et, toutes les 6 ou 7 semaines, je modifie le rang et la rangée pour que dans la mesure du possible, chacun se rapproche du centre de la pièce. C’est intéressant d’observer qu’entre 15 et 18 ans, c’est à la fois difficile de ne pas choisir ni sa place ni son binôme et qu’ensuite c’est difficile de changer de localisation dans l’espace de la salle.
La place est un enjeu dès l’enfance. On entend des bagarres infinies : « c’est ma place ! » , « qui a pris ma place ? ». L’un de mes enfants disait, tout petit, « c’est mon ta place ! » ayant bien compris la dimension d’appropriation liée à la place. Cette question – quelle est ma place ? – raisonne à plusieurs moments de l’existence. Plusieurs dimensions se déploient et nous pouvons commencer par la dimension physique de la question à chaque instant. Notre corps dans l’espace concret a besoin d’une place. La question se pose à l’infini pour notre corps. L’ordre est une valeur, l’organisation est une source d’efficacité. On peut dire par exemple : « Il y a une place pour chaque chose et chaque chose à sa place » . Dans certains contextes, on peut appliquer ce genre de mantra, on peut définir une place précise pour marquer le protocole ou pour dresser un plan de table. C’est bien pratique un plan de classe pour mémoriser les noms des élèves et pouvoir nommer immédiatement, ou pour savoir qui portera le livre. A certains moments, c’est pratique et rassurant de savoir où est sa place physique dans une file d’attente, dans un concert, dans un avion. C’est pratique et c’est rassurant d’avoir sa place à table, sa place au travail, sa place pour les loisirs, sa place dans la salle de yoga….
On voit bien vite, au cœur de l’espace, surgir la même question que dans l’enfance : c’est la question du territoire. Mon territoire, c’est cette portion d’espace qui m’appartient, qui m’aide à savoir où est ma place. Mais, comme je ne suis pas seule au monde, assez régulièrement je vais rencontrer, les rivalités, surtout si toutes les places ne se valent pas, surtout si certaines places ont acquis une valeur symbolique ou une valeur marchande. Alors, la question : « quelle est ma place ? » devient, par glissement : « quelle est ma valeur politique, sociale, financière … ? ». On pourra relire le livre intitulé La place de Annie Ernaux qui illustre ces questions et ces inquiétudes quand on est un « transfuge de classe » passant d’une classe sociale à une autre. Un vertige qui a culminé pour Annie Ernaux dans le prix Nobel de Littérature. Insensiblement, on peut s’inquiéter voire s’angoisser pour savoir si on est à sa place. On peut se demander si on a la place qu’on veut ou on peut s’interroger pour savoir s’il y a une meilleure place au soleil.
Mais heureusement nous pouvons aussi méditer. Méditer pour ressentir, depuis notre corps, depuis l’intérieur de notre corps immobile et depuis notre conscience éveillée, où nous sommes, quelle est notre place et progressivement essayer de nous sentir partout à notre place.
En effet méditer ce n’est pas réfléchir, conceptualiser : méditer c’est ressentir concrètement et physiquement, s’arrêter, s’immobiliser, se poser. Méditr suppose cette immobilité rassurante. Dans cette immobilité, le cerveau s’apaise. Il en ressent que le corps est la première place. Le corps est la première place et sans doute la dernière. Car c’est le lieu de la vie, véritablement, et c’est le lieu du souffle vital. C’est ainsi qu’hier Mélanie la prof de yoga proposait de respirer là où l’on est. Comme on avait déjà médité pour fleurir là où l’on est planté. On peut aussi adopter ce mantra inspirant : « juste respirer là où l’on est ». Le corps devient ainsi le premier territoire dont on peut prendre conscience au lieu juste de l’utiliser. La méditation comme d’autres pratiques essentielles ravivent les ressentis corporels comme le sport ou les pratiques esthétiques, la musique, le dessin qui nous font, à la fois nous sentir vivant, mais aussi, davantage à l’aise, davantage présent dans notre territoire corporel. On peut l’occuper pleinement. On peut ressenti qu’on est bien dans sa peau, qu’on est bien dans ses baskets. C’est déjà se sentir davantage à sa place. C’est la première étape pour espérer se sentir partout à sa place.
La méditation c’est aussi une pratique qui ramène à soi, à une forme de solipsisme, à forme de solitude indépassable même dans la pratique en groupe. La méditation, c’est cette manière de ressentir que personne ne peut se mettre exactement à notre place. La méditation, c’est cette manière de ressentir intérieurement, intimement, dans l’espace de la conscience qu’il y a une dimension totalement privée, totalement individuelle et unique. Aussi méditer nous amène à davantage d’humilité puisque, au fond de nous, nous ressentons qu’il est difficile de se mettre à la place de l’autre exactement. Alors, au lieu d’entretenir la rivalité et la confrontation, méditer sur la place, qui est la nôtre, nous amène à davantage d’humanité et de tolérance car il est impossible de savoir exactement ce que feraient les autres à notre place ou ce que nous ferions, nous, à la leur. La méditation, en nous ramenant au cœur de la conscience, suspend le jugement. On se rappelle de ce proverbe amérindien qui disait qu’avant de juger son frère, il faut avoir marché plusieurs lunes dans ses mocassins.
Enfin la méditation nous ramène au cœur du temps. Méditer c’est ressentir le temps juste ici, juste maintenant et c’est une expérience qui finit par dissoudre la question de la place. En effet, comme l’espace, le temps est infini, et, la méditation permet d’éprouver à la fois cette dimension d’éternité du temps et de finitude de la vie humaine. En lien avec l’impermanence sur laquelle nous avons déjà médité, la méditation sur la place qui est la nôtre débouche forcément sur son caractère provisoire. Comme dans la chanson de Céline Dion et Jean-Jacques Goldman, on peut songer qu’
« à peine le temps de s’y faire, il faut céder la place ».
J’aime bien rappeler que même Louis XIV, à Versailles, ou les pharaons égyptiens, même Michael Jackson ou Elvis Presley, même Victor Hugo ou Emile Zola ont cédé la place. Certes, grâce à la matérialité de leurs oeuvres, une part d’eux-mêmes perdure et demeure immortelle, mais, l’essentiel de leur personne est passé.
Louis Aragon dans son poème Que la vie vaut la peine écrivait :
« rien ne passe après tout si ce n’est le passant ».
Méditer au cœur du temps sur la notion de place, c’est ressentir, sur la chanson de MIKA que nous sommes de passage.
Nous ne sommes que des passagers.
De même qu’il s’agit de respirer là où l’on est pour se sentir à sa place partout, méditer c’est ressentir le cœur battant de l’instant présent pour trouver sa véritable place, dans la fluidité du temps et dans la fluidité de la vie en nous.
Méditer pour se découvrir à sa place dans le flux du temps.
Nous prenons quelques instants dans ce silence relatif pour nous entraîner, encore et encore, à méditer, pour s’entraîner, encore et encore ,à se sentir partout à sa place et pour se sentir tout le temps à sa place.
Méditer c’est s’entrainer à revenir juste ici et juste maintenant, c’est ainsi que méditer permet de se sentir partout et tout le temps juste ici, juste maintenant.
Que la vie en vaut la peine – Aragon 1954
C’est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midi d’incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes
Rien n’est si précieux peut-être qu’on le croit
D’autres viennent
Ils ont le cœur que j’ai moi-même
Ils savent toucher l’herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s’éteignent des voix
D’autres qui referont comme moi le voyage
D’autres qui souriront d’un enfant rencontré
Qui se retourneront pour leur nom murmuré
D’autres qui lèveront les yeux vers les nuages
Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l’aube première
Il y aura toujours l’eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n’est le passant
C’est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n’était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre
Oui je sais cela peut sembler court un moment
Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n’est qu’un commencement
Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches
Le sac lourd à l’échiné et le cœur dévasté
Cet impossible choix d’être et d’avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche
Malgré la guerre et l’injustice et l’insomnie
Où l’on porte rongeant votre cœur ce renard
L’amertume et
Dieu sait si je l’ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie
Malgré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les monstrueuses raisons
Qu’on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu’on aime et de ce qu’on croit un martyre
Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine
Malgré les ennemis les compagnons de chaînes
Mon Dieu mon
Dieu qui ne savent pas ce qu’ils font
Malgré l’âge et lorsque soudain le cœur vous flanche
L’entourage prêt à tout croire à donner tort
Indiffèrent à cette chose qui vous mord
Simple histoire de prendre sur vous sa revanche
La cruauté générale et les saloperies
Qu’on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu’on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d’une injure ou d’un cri
Cet enfer
Malgré tout cauchemars et blessures
Les séparations les deuils les camouflets
Et tout ce qu’on voulait pourtant ce qu’on voulait
De toute sa croyance imbécile à l’azur
Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu’à qui voudra m’entendre à qui je parle ici
N’ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle